1
Il avait neigé toute la journée. La nuit serait là dans un instant. Debout devant la fenêtre, il observait les minuscules silhouettes dans Central Park. Un cercle de lumière parfait éclairait la neige sous chaque lampadaire. Des gens patinaient sur le lac glacé et des voitures passaient nonchalamment dans les rues obscures.
À gauche et à droite, des gratte-ciel. Mais rien ne s’interposait entre le parc et lui, hormis des immeubles plus bas que le sien, des toits aménagés en jardins et, çà et là, des toits pointus.
Il adorait cette vue. Il était toujours étonné quand ses visiteurs la découvraient en extase ; un technicien venu réparer une machine, par exemple, avait avoué n’avoir jamais vu New York sous cet angle. Il devrait y avoir des tours de marbre de différentes hauteurs où les gens pourraient monter pour admirer la vue.
Penser à rédiger une note : construire une série de tours n’ayant d’autre fonction que d’accueillir les gens haut dans le ciel. Utiliser ces magnifiques marbres que tu aimes tant.
Il le ferait probablement cette année. Et les bibliothèques. Il voulait en construire un grand nombre, même si cela entraînait de fréquents voyages. Il ferait tout cela, et très prochainement. Après tout, les parcs étaient presque achevés, de petites écoles avaient été ouvertes dans sept villes et des manèges dans vingt endroits différents. Les gens raffolaient des manèges. Évidemment, les animaux étaient en matière synthétique mais chacun était la reproduction exacte d’un chef-d’œuvre européen sculpté à la main. Il avait encore tant de projets à réaliser. Et l’hiver était déjà là.
Au cours du siècle écoulé, il avait concrétisé une centaine de ses idées. Et ses réalisations de cette année avaient un charme réconfortant. Il y avait le manège ancien qu’il avait installé à l’intérieur de l’immeuble. Des chevaux, des lions, dont il avait fait faire des moulages. Son musée de voitures anciennes occupait tout un étage. Le public se précipitait pour admirer les Model T, les Stutz Bearcats et les MG-TD, avec leurs roues à rayons.
Et puis il y avait ses musées de poupées, bien sûr. Exposées sur deux étages, dans de grandes salles brillamment éclairées, ces poupées du monde entier constituaient la véritable vitrine de sa société. Son musée privé, ouvert occasionnellement, contenait, entre autres, les poupées qu’il avait lui-même chéries.
De temps à autre, il descendait pour observer les visiteurs, se promener parmi eux. S’il ne passait jamais inaperçu, en tout cas, on ne le reconnaissait pas.
Comment passer inaperçu lorsque l’on fait deux mètres seize ? Il était habitué à ces regards. Mais quelque chose d’étrange s’était produit ces deux derniers siècles : les êtres humains étaient devenus de plus en plus grands. Au point qu’aujourd’hui, malgré sa taille, il ne paraissait plus aussi démesuré par rapport aux autres. On le regardait, bien entendu, mais il ne faisait plus peur.
Parfois, un homme plus grand que lui entrait dans l’immeuble. Dans ce cas, le personnel avait ordre de le prévenir. C’était l’une de ses petites excentricités que ses employés trouvaient amusantes. Cela lui était égal. Il aimait voir les gens sourire et rire.
— Monsieur Ash, un grand type, caméra cinq.
Il se tournait vers le mur d’écrans et observait l’individu. Un humain. À de rares exceptions près, il le voyait tout de suite. Sinon, il empruntait l’ascenseur et descendait voir l’individu de près pour vérifier à certains détails qu’il était bien humain.
Il avait des rêves plein la tête. Des bâtiments en modèle réduit, ornés de riches détails, pour les enfants. Des cathédrales, des châteaux et des palais miniatures, répliques exactes de joyaux d’architecture, construits à la vitesse de l’éclair et « rentables », comme dirait le conseil d’administration. Il y en aurait de différentes tailles, de la maison de poupée au monument historique dans lequel les enfants pourraient pénétrer. Et des chevaux de manège en résine de pin, à la portée de toutes les bourses. Il pourrait en offrir des centaines aux écoles et aux hôpitaux. Et il y avait aussi cette véritable obsession : des poupées vraiment ravissantes, incassables et faciles à entretenir, pour les enfants déshérités. Il travaillait sur ce projet depuis le début du siècle.
Ces cinq dernières années, il était parvenu à produire des poupées de moins en moins chères, les améliorant sans cesse grâce à de nouveaux matériaux. Mais elles restaient hors de prix pour les enfants pauvres. Cette année, il allait essayer quelque chose de totalement nouveau… Il en avait déjà les plans sur sa planche à dessin et quelques prototypes prometteurs. Peut-être que…
Il sentait une chaleur réconfortante monter en lui tandis qu’il réfléchissait à ces projets qui mettraient des siècles à se réaliser. Il y avait très longtemps, il avait rêvé de monuments. De grands cercles de pierre que tout le monde pourrait voir et des géants dansant dans l’herbe haute de la plaine.
Mais sa grande obsession d’aujourd’hui était les poupées, ces jouets des temps modernes, ces adultes miniatures qui ne ressemblent pas à des enfants.
Les monuments sont réservés à ceux qui peuvent voyager, tandis que les poupées et les jouets qu’il fabriquait étaient présents dans le monde entier. La mécanisation avait rendu toutes sortes d’objets accessibles aux peuples de toutes les nations – les riches, les pauvres, les sans-abri, les pensionnaires des hôpitaux et des asiles.
Il avait trouvé son salut dans cette entreprise. Ses idées les plus saugrenues et les plus audacieuses avaient pris forme. Il se demandait pourquoi les autres fabricants de jouets innovaient si peu, pourquoi des poupées découpées à l’emporte-pièce, aux visages inexpressifs, remplissaient les rayons des grands magasins, pourquoi l’industrie moderne n’avait pas apporté avec elle originalité et créativité. Contrairement à ses concurrents, chaque succès le faisait redoubler d’audace.
Cela ne l’amusait pas de causer la faillite de ses concurrents. La concurrence était un mécanisme qui lui était intellectuellement étranger. Il partait du principe que les acheteurs potentiels du monde contemporain étaient en nombre illimité et qu’il y avait de la place pour tous les fabricants, pourvu que leurs produits soient valables. Entre les murs de sa tour de verre et d’acier, il jouissait de ses triomphes dans un bonheur absolu qu’il ne pouvait partager avec personne.
Personne, à part ses poupées. Celles qui ornaient ses étagères de verre, celles juchées sur des colonnes, celles qui décoraient son vaste bureau de bois. Sa Bru, sa princesse, sa beauté française, était son témoin privilégié. Pas un jour ne passait sans qu’il descende au second étage pour lui rendre visite. C’était un magnifique sujet de quatre-vingt-dix centimètres, en biscuit de faïence, aux boucles de mohair intactes, au visage peint, au torse et aux jambes en bois aussi parfaits qu’au moment de sa fabrication un siècle auparavant. C’était le chef-d’œuvre du Français Bru, conçu pour l’Exposition universelle.
Pendant des années, il avait parcouru le monde avec elle, la sortant parfois de sa valise pour contempler ses yeux de verre, pour lui exposer ses pensées, ses sentiments, ses rêves. Aujourd’hui, elle était enfermée dans une cage de verre et des milliers de curieux venaient l’admirer chaque année, entourée de toutes les autres poupées Bru. L’envie lui prenait parfois de l’installer sur une étagère dans sa chambre, là-haut. Qui s’en soucierait ? Qui oserait lui faire une réflexion ? Les riches sont entourés d’un silence approbateur, songea-t-il. D’instinct, les gens réfléchissent avant de leur dire quoi que ce soit. Il pourrait se remettre à parler tout haut à sa poupée, s’il en avait envie. Dans le musée, il restait silencieux, séparé d’elle par une paroi de verre. Elle attendait patiemment qu’il vienne la réclamer, elle, la muse involontaire de son immense empire.
Sa société, son empire, comme on l’appelait dans la presse, était fondée sur le développement d’une matrice qui existait depuis trois cents ans seulement. Et si une guerre éclatait ? Mais les poupées et les jouets lui procuraient un tel bonheur qu’il ne s’imaginait pas sans eux. Même si une guerre venait réduire le monde à néant, il continuerait à fabriquer des figurines en bois ou en argile et les peindrait lui-même.
Il se voyait ainsi, parfois, dans un New York en ruine après une guerre nucléaire, comme dans un film de science-fiction. Il se voyait assis sur les vestiges d’un escalier de pierre, en train de confectionner une poupée avec des bouts de bois et des morceaux de soie prélevés avec respect sur le cadavre d’une femme.
Qui aurait pu imaginer qu’il avait de telles idées ? Qui savait que, se promenant dans Paris, un siècle auparavant, il était tombé en arrêt devant les yeux de verre de sa Bru, dans une vitrine, et s’était passionnément épris d’elle ?
Ceux de sa race avaient toujours eu l’esprit ludique. Rien d’étonnant à ce qu’il possédât ce trait de caractère. Toutefois, étudier une race lorsque l’on fait partie de ses rares survivants est bien délicat, surtout lorsque l’on ne maîtrise pas particulièrement la philosophie et la terminologie médicale. Sa mémoire était bonne, mais sans plus, et il renonçait souvent, volontairement, à penser au passé, préférant une immersion « puérile » dans le présent. D’une façon générale, il rechignait à penser en termes de millénaires ou de lustres, ou quelle que soit la façon dont les gens qualifiaient ces grands morceaux d’éternité dont il était le témoin vivant, au cours desquels il avait vécu et lutté. Finalement, il les avait chassés de sa mémoire pour se consacrer à cette grande entreprise adaptée à ses quelques talents très particuliers.
Néanmoins, il étudiait effectivement sa race en prenant des notes méticuleuses sur lui-même. Et il n’avait aucun don pour prédire l’avenir, du moins était-ce ce qu’il pensait.
Un bourdonnement presque imperceptible parvint à ses oreilles. Cela venait des tubes installés sous le sol de marbre qui chauffaient agréablement la pièce. Il se représenta la douce chaleur montant à travers ses chaussures. Si seulement la totalité du monde extérieur pouvait bénéficier de ce confort ! Si seulement tout le monde pouvait avoir nourriture et chaleur en abondance ! Son entreprise envoyait des millions de dollars pour aider les gens vivant dans les déserts et les jungles, au-delà des océans, mais il n’était pas certain de leur destination réelle, ni qu’ils tombassent entre les bonnes mains.
Au tout début du cinéma et, plus tard, de la télévision, il avait cru que, un jour, il n’y aurait plus ni guerre ni famine. Il était persuadé que les gens ne supporteraient pas de voir ces images sur leurs écrans. Il avait été bien naïf. Les guerres et la famine semblaient avoir redoublé. Sur tous les continents, on s’entre-tuait. Des millions de gens mouraient de faim. Il restait tant à faire. Pourquoi se cantonner à des choix ? Pourquoi ne pas tout faire en même temps ?
La neige recommençait à tomber. Les flocons étaient si petits qu’il les voyait à peine. Ils semblaient fondre en atteignant les rues sombres, tout en bas. Mais, du soixantième étage, comment savoir ? De la neige à demi fondue s’était accumulée dans les gouttières et sur les toits proches. D’ici peu, tout serait à nouveau blanc. Dans son bureau calfeutré et chaud, il imaginait la ville morte, comme décimée par un fléau tuant tout être vivant.
Le ciel était noir. C’était ce qu’il détestait par temps de neige. C’était comme perdre le ciel, et il adorait contempler, au-dessus de New York, ces immenses étendues de ciel que les gens, en bas, ne voyaient pas vraiment.
— Des tours, bâtir des tours, dit-il tout haut. Construire un grand musée très haut dans le ciel, entouré de terrasses. Faire monter les gens dans des ascenseurs en verre, pour qu’ils voient…
Des tours pour le plaisir au milieu de celles érigées par l’homme pour le commerce et le profit.
Une pensée lui vint soudain, ou lui revint, pour être exact. Chaque fois, elle le plongeait dans une profonde méditation. Les tout premiers écrits de l’histoire de l’humanité avaient été des listes de denrées achetées et vendues. Voilà ce qu’étaient les tablettes cunéiformes retrouvées à Jéricho, des inventaires… Même chose à Mycène.
Personne n’avait trouvé important, à l’époque, d’écrire ses idées et ses pensées. Pour les bâtiments, c’était différent. Les plus magnifiques étaient des lieux de culte, des temples ou des ziggourats chaulés que les hommes gravissaient pour faire leurs sacrifices aux dieux. Le cercle de blocs de grès de Stonehenge, dans la plaine de Salisbury.
Aujourd’hui, sept mille ans plus tard, les plus grands édifices étaient voués au commerce. Ils portaient des enseignes de banques ou d’énormes sociétés comme la sienne. De sa fenêtre, il voyait ces noms étinceler en capitales dans le ciel noir et neigeux.
Quant aux temples et aux lieux de culte, ils étaient maintenant réduits au strict minimum. Quelque part en bas, il pouvait apercevoir les cloches de Saint-Patrick, s’il le voulait. Mais c’était plus une relique dédiée au passé qu’un véritable centre religieux. Comme elle était désuète, cette cathédrale qui tentait d’atteindre le ciel, au beau milieu de grands immeubles de verre indifférents. Elle n’était majestueuse que vue d’en bas.
Les scribes de Jéricho auraient compris ces changements, songea-t-il. Ou peut-être pas. Il avait du mal à comprendre lui-même. Ce commerce, cette multiplicité de choses belles et utiles pourraient sauver le monde, finalement, si seulement… Obsolescence planifiée, destruction massive des marchandises de l’année précédente, volonté de rendre périmé ce que d’autres ont conçu. Voilà où on en était. Quel manque d’envergure ! Et tout cela pour de stupides considérations de marché. La révolution, la vraie, ne pourrait jamais venir du cycle construction/destruction mais, au contraire, d’une grande expansion inventive et infinie. Les vieilles dichotomies devraient tomber. Le salut était dans sa Bru chérie et ses pièces assemblées en usine, dans les calculettes que des millions de gens portaient en permanence sur eux, dans les superbes stylos à bille, les bibles à cinq dollars et les magnifiques jouets achetés pour trois fois rien dans les grands magasins.
— Monsieur Ash, l’interrompit une voix douce.
Son personnel était bien formé : pas de bruit de porte ; parlez doucement ; je vous entendrai.
La voix était celle de Remmick, un homme d’un naturel doux, un domestique anglais (avec un peu de sang celte, mais il l’ignorait), qui lui avait été indispensable ces dix dernières années. Mais bientôt, pour sa sécurité, il allait devoir le renvoyer.
— Monsieur Ash, la jeune femme est là.
— Merci, Remmick, répondit-il d’une voix encore plus douce que celle de son domestique.
Dans la vitre sombre de la fenêtre, il devinait le reflet de Remmick. Celui d’un homme avenant, aux yeux bleus lumineux, un peu trop rapprochés. Mais le visage n’était pas désagréable, et toujours empreint de ce calme et de ce serein dévouement qu’il appréciait énormément. Comme l’homme lui-même, d’ailleurs.
De par le monde, il y avait des quantités de poupées aux yeux trop rapprochés. Surtout les poupées françaises, déjà anciennes, de Jumeau, Schmitt, Huret, Petit et Demontier. Elles avaient des visages lunaires, des yeux de verre étincelants, de minuscules nez en porcelaine et des bouches si petites qu’on aurait dit des bourgeons. Tout le monde aimait ces poupées.
Celui qui aime et connaît les poupées se met à aimer toutes sortes d’êtres humains. Il sait distinguer les mérites de chaque expression en détaillant la minutie des morphologies, tous les éléments composant chaque visage unique. Il lui arrivait de se promener dans Manhattan en dévisageant volontairement tous les passants. Aucun visage, aucun nez, aucune oreille, aucune ride n’était le fruit du hasard.
— Elle prend le thé, monsieur. Elle avait horriblement froid à son arrivée.
— On ne lui a pas envoyé de voiture, Remmick ?
— Si, monsieur. Mais elle a quand même eu froid. Il fait un temps glacial, dehors, vous savez.
— Mais il fait chaud dans le musée. Vous l’y avez emmenée ?
— Non, elle est montée directement. Elle est très impatiente, vous savez.
Il se retourna en adressant un large sourire à Remmick, puis le congédia d’un geste à peine perceptible. Il franchit les portes du bureau adjacent, parcourut le sol de marbre de Carrare et porta son regard en direction de la pièce suivante, pavée de marbre blanc comme toutes les autres, où la jeune femme était assise devant le bureau. Il la voyait de profil. Elle était inquiète. Elle avait envie de boire la tasse de thé mais n’osait pas. Elle ne savait pas quoi faire de ses mains.
— Monsieur, vos cheveux, dit Remmick en lui touchant le bras. Puis-je me permettre ?
— Est-ce bien nécessaire ?
— Oui, monsieur.
Remmick avait une petite brosse à la main. De ces brosses dont les hommes se servent parce qu’ils ne veulent pas utiliser celles pour femmes. Il lui brossa rapidement les cheveux.
— Voilà, vous êtes superbe, monsieur Ash, annonça-t-il en levant les sourcils. Bien qu’ils soient un peu longs.
— Vous craignez que je ne lui fasse peur, n’est-ce pas ? demanda-t-il affectueusement. Que vous importe ce qu’elle pense de moi ?
— Monsieur, il m’importe que vous soyez à votre avantage.
— Bien sûr, répondit-il calmement. C’est ce qui me plaît en vous.
Il avança vers la jeune femme et, en s’approchant, prit soin de s’annoncer par un léger bruit. Elle tourna lentement la tête, leva les yeux et, comme tous les autres, eut un choc.
Il ouvrit les bras.
Elle se leva, radieuse, lui serra les mains. Elle observa ses doigts et ses paumes.
— Vous êtes surprise, mademoiselle Paget ? demanda-t-il en lui offrant son sourire le plus gracieux. Je me suis même brossé les cheveux pour vous. Ai-je l’air si horrible ?
— Monsieur Ash, vous êtes superbe, dit-elle rapidement. Je ne m’attendais pas… Je ne pensais pas que vous étiez si grand. On me l’avait dit, mais…
— Et est-ce que j’ai l’air gentil, mademoiselle Paget ? C’est aussi ce que l’on dit de moi.
Il parlait lentement. Les Américains avaient souvent du mal à comprendre son « accent britannique ».
— Oh oui ! monsieur Ash. Très gentil. Et j’aime beaucoup votre coiffure.
C’était vraiment agréable et amusant. Il espérait que Remmick entendait. Quand on est riche, les gens réservent souvent leur jugement à votre égard. Ils cherchent toujours le bien-fondé de vos choix, de votre style. Cela fait ressortir ce qu’il y a de plus réfléchi en eux. Enfin, parfois…
De toute évidence, elle était sincère. Elle avait les yeux fixés sur lui et il aimait ça. Il pressa affectueusement ses mains et les lâcha.
Tandis qu’il contournait le bureau, elle se rassit, le regard toujours vissé sur lui. Elle avait un visage étroit et plutôt marqué pour une femme si jeune. Ses yeux étaient d’un violet bleuté. Elle était belle à sa manière, avec ses cheveux cendrés, un peu ébouriffés, et de vieux vêtements délicieusement froissés.
Ne les jetez pas, pensa-t-il. Empêchez-les de finir dans une garde-robe d’œuvre de charité, transformez-les avec quelques points de couture et un fer à repasser. Le destin des objets manufacturés est la durée et le changement : de la soie froissée sous une lumière fluorescente, des loques élégantes avec des boutons en plastique dont les couleurs n’ont pas d’équivalent dans la nature, des bas d’un nylon si résistant qu’en les tressant ensemble on obtiendrait des kilomètres de corde, si les femmes ne les jetaient pas à la poubelle une fois filés. Il y avait tant à faire, tant de façons nouvelles de voir les choses… S’il pouvait réunir le contenu de toutes les poubelles de Manhattan, il ajouterait un milliard de plus à sa fortune.
— J’admire votre travail, mademoiselle Paget. C’est un plaisir de vous rencontrer enfin.
Il fit un geste vers son bureau, sur lequel étaient étalés des agrandissements en couleurs des poupées de la jeune femme.
Était-il possible qu’elle ne les ait pas encore remarqués ? Elle eut l’air enchantée et se mit à rougir. Elle était peut-être déjà sous son charme, mais il n’en était pas certain. C’était toujours l’effet qu’il produisait, même malgré lui.
— Monsieur Ash, dit la jeune femme, c’est l’un des jours les plus importants de ma vie.
Elle semblait avoir du mal à y croire. Puis elle eut l’air gênée, probablement par sa trop grande franchise.
Il lui adressa un large sourire, puis baissa légèrement la tête, comme il le faisait souvent, de sorte qu’il parut lever les yeux vers elle pendant un instant, bien qu’il fût nettement plus grand qu’elle.
— Je veux vos poupées, mademoiselle Paget, dit-il. Toutes. Vous avez fait un travail magnifique avec tous ces nouveaux matériaux. Vos poupées ne ressemblent à aucune autre. C’est exactement ce que je veux.
Elle souriait malgré elle. C’était toujours un moment palpitant, pour eux et pour lui. Elle était heureuse et il en tirait un grand plaisir.
— Mes avocats vous ont tout expliqué ? Les conditions vous conviennent ?
— Oui, monsieur Ash. J’ai tout compris et j’accepte votre offre. Je ne pouvais rêver mieux.
Elle l’avait dit avec tout son cœur et, cette fois, sans rougir ni bredouiller. Elle ajouta :
— Les conditions sont plus que généreuses. Les matériaux sont fabuleux. Les méthodes… (Elle hocha la tête.) Eh bien, je n’y connais rien aux méthodes de production de masse, mais je connais vos poupées. J’ai fait le tour des magasins pour voir tout ce qui portait la marque Ashlar. Je crois que nous allons faire de grandes choses.
Comme beaucoup d’autres, elle avait fabriqué ses poupées d’abord dans sa cuisine, puis dans un garage, faisant cuire l’argile dans un four au-dessus de ses moyens. Elle avait écumé les marchés aux puces à la recherche de tissus. Elle s’était inspirée de personnages de films et de romans. Elle ne faisait que des « pièces uniques » ou des « séries limitées », particulièrement appréciées dans les boutiques et les galeries. Elle avait gagné des prix.
A partir d’aujourd’hui, elle aurait la possibilité d’employer ses moules à quelque chose d’entièrement différent. Chaque poupée serait éditée à un demi-million d’exemplaires, dans un vinyle si merveilleusement travaillé qu’il n’aurait rien à envier à la porcelaine.
— Et les noms, mademoiselle Paget ? Pourquoi ne leur donnez-vous pas de noms ?
— Pour moi, une poupée n’a pas de nom, monsieur Ashlar. Et ceux que vous choisissez me conviennent.
— Vous serez bientôt riche, mademoiselle Paget.
— C’est ce que m’ont dit vos avocats.
Elle parut soudain vulnérable, fragile.
— Toutefois, vous devrez respecter nos rendez-vous et approuver chaque étape. Mais cela ne prendra pas beaucoup de temps, en fait…
— Je vais m’amuser follement, monsieur Ash. Je veux faire…
— Je veux voir tout ce que vous aurez fait, et sans attendre. Vous nous appellerez.
— Oui.
— Je ne suis pas certain que vous apprécierez le processus de fabrication. Comme vous le savez, la fabrication industrielle n’a rien à voir avec l’artisanat. Les artistes considèrent souvent la production de masse comme une ennemie.
Tout le monde connaissait son opinion. Les pièces uniques et les éditions limitées ne l’intéressaient pas. Il n’avait d’intérêt que pour les poupées que tout le monde pouvait s’offrir. Il produirait des poupées avec les moules de cette jeune femme, année après année, ne les modifiant qu’en cas d’absolue nécessité.
— Aucune question concernant nos contrats, mademoiselle Paget ? N’hésitez pas à me les poser directement.
— J’ai déjà signé vos contrats !
Elle partit d’un rire insouciant et juvénile.
— J’en suis heureux. Préparez-vous à devenir célèbre.
Il leva les mains et les croisa sur le bureau. Elle les observa, bien entendu. Leur taille devait lui paraître incroyable.
— Monsieur Ash, je sais que vous êtes très occupé. Notre rendez-vous devait être limité à quinze minutes.
Il hocha la tête comme pour dire : peu importe, poursuivez.
— J’ai une question à vous poser. Pourquoi aimez-vous mes poupées ? Je veux dire, sincèrement…
Il réfléchit un moment.
— J’ai une réponse toute faite, bien sûr. C’est que vos poupées sont originales. Mais ce que j’aime, en réalité, c’est qu’elles ont un grand sourire, que leurs yeux sont plissés, leur visage en mouvement et leurs dents brillantes. On les entend presque rire.
— C’était le risque, monsieur Ash.
Elle se mit à rire et, l’espace d’une seconde, sembla aussi heureuse que ses créations.
— Je sais, mademoiselle Paget. Avez-vous l’intention de faire des enfants très tristes, maintenant ?
— Je ne crois pas que je pourrai.
— Faites comme vous l’entendez. Je vous soutiens. Mais ne faites pas d’enfants tristes. Beaucoup d’autres artistes font ça trop bien.
Il se leva lentement, indiquant ainsi la fin de l’entrevue, et il ne fut pas surpris qu’elle se lève aussi.
— Merci, monsieur Ash, dit-elle en lui tendant la main. Comment vous dire à quel point…
— Ce n’est pas la peine.
Il la laissa lui prendre la main. Parfois, les gens répugnaient à la lui serrer une seconde fois. Parfois, ils savaient qu’il n’était pas humain. Ils ne trouvaient apparemment jamais son visage repoussant, mais ses grands pieds et ses grandes mains, si. Ou alors, sans en avoir conscience, ils se rendaient compte que son cou était juste un peu trop long et ses oreilles trop étroites. Les êtres humains s’y entendaient à reconnaître leur race, leur tribu, leur clan, leur famille. Une bonne partie du cerveau humain est organisée autour de la reconnaissance et la mémoire de types de visages.
Elle n’éprouvait aucune répugnance.
— Au fait, monsieur Ash. Si je peux me permettre, j’aime les mèches blanches dans vos cheveux. J’espère que vous ne les teindrez jamais. Les cheveux blancs vont très bien aux hommes jeunes.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça, mademoiselle Paget ?
Elle s’empourpra une fois de plus, puis se mit à rire.
— Je ne sais pas. C’est juste que ces mèches sont si blanches pour un homme si jeune. Je ne pensais pas que vous étiez si jeune. C’est ce qui m’a le plus surprise…
Elle s’interrompit soudain. Il ferait mieux de lui dire au revoir avant qu’elle ne s’enferre davantage.
— Merci, mademoiselle Paget. Vous êtes très gentille. J’ai eu beaucoup de plaisir à discuter avec vous.
Rassurant et franc.
— J’espère vous revoir très vite, reprit-il. Et j’espère que vous serez heureuse.
Remmick arriva pour raccompagner la jeune femme. Elle ajouta en hâte quelques mots de remerciement et affirma sa détermination à faire plaisir au monde entier. De gentilles paroles. Il lui adressa un dernier sourire tandis qu’elle sortait. Les portes de bronze se refermèrent derrière elle.
En rentrant chez elle, elle allait se précipiter sur ses piles de journaux et compter sur ses doigts pour calculer son âge. Il ne pouvait être aussi jeune. Elle en conclurait qu’il avait plus de quarante ans et n’était plus très loin des cinquante.
Cette question d’âge allait devenir un réel problème. La vie qu’il menait lui plaisait, mais il allait devoir prendre quelques mesures. Ce serait un crève-cœur. Justement maintenant. Et si ses cheveux devenaient tout blancs ? Cela lui faciliterait la tâche. Mais pourquoi se mettaient-ils à blanchir ? Qu’est-ce que cela signifiait pour lui ? Mais il était trop heureux pour y réfléchir. Trop heureux pour ouvrir la porte à la peur.
Il se tourna vers la fenêtre et la neige qui tombait. Il posa une main sur la vitre. Glaciale.
Les patineurs avaient déserté le lac. Le parc et les toits étaient couverts d’un linceul blanc. Il vit soudain une scène qui le fit rire.
La neige tombait sur le toit transparent de la piscine surmontant l’hôtel Parker Meridien. Dessous, un homme nageait dans l’eau verte brillamment éclairée, à une cinquantaine d’étages au-dessus de la rue.
C’est ça, la richesse et la puissance, songea-t-il. Nager dans le ciel sous une tempête de neige.
Construire des piscines dans le ciel. Voilà un autre projet digne d’intérêt.
— Monsieur Ash, dit Remmick.
— Oui, mon garçon, dit-il d’un air absent en observant les longues brasses du nageur.
C’était un homme âgé et très mince. Probablement à New York pour affaires, il s’était fait piéger par les intempéries et passait le temps en nageant.
— Appel téléphonique pour vous, monsieur.
— Pas maintenant, Remmick. Je suis fatigué. C’est à cause de la neige. Elle me donne envie de me pelotonner dans mon lit et de dormir. Je vais au lit, Remmick. Apportez-moi une tasse de chocolat et, ensuite, je dormirai.
— Monsieur Ash, l’homme a dit que vous voudriez lui parler et que je devais vous dire…
— C’est ce qu’ils disent tous, Remmick.
— Samuel, monsieur. Il m’a demandé de prononcer ce nom.
— Samuel !
Il se détourna de la fenêtre et observa le visage placide de son domestique. Ni jugement ni opinion dans son expression. Juste de la dévotion et une tacite approbation.
— Il m’a dit de venir directement vous voir, que c’était la procédure habituelle lorsqu’il appelait. J’ai cru bon de…
— Vous avez bien fait. Laissez-moi un instant, maintenant.
Il s’assit au bureau. Une fois les portes fermées, il décrocha le combiné et appuya sur le petit bouton rouge.
— Samuel ! murmura-t-il.
— Ashlar, dit la voix de son ami. Tu m’as fait attendre quinze minutes. Tu es devenu quelqu’un d’important, dis-moi.
— Samuel, où es-tu ? A New York ?
— Certainement pas. Je suis à Donnelaith, Ash. À l’auberge.
— Dans la lande, murmura Ash comme pour lui-même. Il y a le téléphone dans la lande.
La voix de son ami venait donc d’Ecosse.
— Oui mon vieux. Il y a des téléphones même dans la lande, maintenant. Et plein d’autres choses, aussi. Un Taltos est venu ici, Ash. Je l’ai vu. Un vrai Taltos.
— Attends un peu. Tu dis que… ?
— Oui, tu as bien entendu. Mais ne t’excite pas trop. Il est mort. C’était un nouveau-né. C’est une longue histoire. Il y a un gitan dans le coup. Un gitan très malin, du Talamasca. Il s’appelle Yuri. Sans moi, il serait mort.
— Tu es certain que le Taltos est mort ?
— C’est le gitan qui me l’a dit. Ash, le Talamasca traverse une période difficile. Des événements tragiques se sont produits. L’ordre va sans doute tuer le gitan mais il tient à retourner à la maison mère. Il faut que tu viennes le plus vite possible.
— D’accord, je te retrouve demain à Édimbourg.
— Non, à Londres. Va directement à Londres. J’ai promis au gitan. Mais viens vite. Si ses frères de Londres le retrouvent, c’est un homme mort.
— Samuel, ce que tu me dis est impossible. Le Talamasca ne ferait jamais ça, surtout à l’un de ses membres. Tu es sûr de ce gitan ?
— Ash, cela concerne ce Taltos. Tu peux partir tout de suite ?
— Oui.
— Tu ne me feras pas faux bond ?
— Non.
— Bon. J’ai autre chose à te dire. Tu le liras dans les journaux en arrivant à Londres. Ils ont fait des fouilles ici, à Donnelaith, dans les ruines de la cathédrale.
— Je sais, Samuel. On en a déjà parlé ensemble.
— Ash, ils ont déterré la tombe de saint Ashlar. Ils ont trouvé le nom gravé dans la pierre. Tu verras les détails dans les journaux, Ashlar. Des savants d’Edimbourg sont là. Il y a une histoire de sorcières à la clé. Mais le gitan te racontera. On me regarde. Il faut que j’y aille.
— Samuel, tu sais bien que les gens te regardent toujours. Attends…
— Tes cheveux, Ash. J’ai vu la photo dans un magazine. Tu as vraiment des mèches blanches ?
— Oui, mes cheveux blanchissent, mais très lentement. Je n’ai pas vieilli, sinon. À part les cheveux, ma vue ne te causera aucun choc.
— Tu vivras jusqu’à la fin du monde, Ash. Et c’est toi qui l’anéantiras.
— Non !
— Je t’attendrai au Claridge, à Londres. Nous y partons maintenant. C’est un hôtel où l’on peut faire de grands feux dans la cheminée et dormir dans une immense chambre tapissée de chintz et de velours vert olive. Ash ? Tu pourras payer ma chambre, s’il te plaît ? Cela fait deux ans que je suis dans la lande.
Samuel raccrocha.
— C’est fou, murmura Ash.
Il reposa le combiné et, pendant un long moment, contempla les portes de bronze.
Lorsqu’elles s’ouvrirent, il ne cilla pas. C’est à peine s’il vit la silhouette floue qui entra. Il n’était pas en train de réfléchir mais de répéter les mots « Taltos » et « Talamasca » dans sa tête.
Lorsqu’il leva les yeux, Remmick versait du chocolat chaud dans une jolie tasse en porcelaine. La fumée recouvrait son visage patient aux traits légèrement fatigués. Ses cheveux étaient complètement gris, maintenant. J’en ai moins que lui, se dit Ash.
En fait, il n’avait que deux mèches blanches sur les côtés et quelques fils blancs sur les tempes. Et un tout petit peu sur la poitrine. Il regarda son poignet. Là aussi.
Taltos ! Talamasca. Le monde sera anéanti…
— J’ai bien fait, monsieur, pour l’appel téléphonique ? demanda Remmick de cette voix à peine audible, à l’accent britannique que Ash adorait.
— Oui, vous avez bien fait. Venez me voir directement quand Samuel appelle. Bon. Je pars à Londres tout de suite.
— Dans ce cas, je dois faire vite, monsieur. L’aéroport de La Guardia est resté fermé toute la journée. Il va être difficile de…
— Alors, n’ajoutez rien et dépêchez-vous.
Il but une gorgée de chocolat. Il ne connaissait rien de meilleur ni de plus doux à part, peut-être, le lait cru.
— Un autre Taltos, dit-il à voix haute en posant sa tasse. Une période difficile pour le Talamasca.
Il avait du mal à y croire.
Remmick était parti. Un faisceau de lumière provenant d’un spot encastré dans le plafond tombait sur le sol de marbre. On aurait dit le reflet de la lune dans la mer.
— Un autre Taltos. Et de sexe masculin.
Tant de pensées traversaient son esprit, tant d’émotions ! Il crut un instant qu’il allait se mettre à pleurer. Mais non. C’était plutôt de la colère qu’il ressentait. La colère de se laisser tourmenter par cette nouvelle, d’avoir le cœur battant, de partir traverser l’océan pour en apprendre davantage sur un Taltos déjà mort, un mâle.
Et le Talamasca ? Période difficile. C’était prévisible. Que pouvait-il faire ? Replonger dans toute cette histoire ? Des siècles auparavant, il avait frappé à leur porte. Mais y en avait-il un parmi eux qui le savait, aujourd’hui ?
Il connaissait le visage et le nom de chacun de ces érudits, mais seulement parce qu’il les craignait suffisamment pour ne pas les perdre de vue. Au fil des ans, ils n’avaient cessé de revenir dans la lande… Quelqu’un savait quelque chose, mais rien n’avait vraiment changé.
Pourquoi se sentait-il le devoir de les protéger ? Parce qu’ils lui avaient ouvert leur porte, l’avaient écouté, l’avaient invité à rester parmi eux. Ils n’avaient pas ri de ses histoires et avaient promis de garder le secret. Et, comme lui, le Talamasca était très vieux. Aussi vieux que les grands arbres des forêts.
C’était il y a combien de temps, déjà ? Avant la maison de Londres, bien avant, quand le vieux palais de Rome était encore éclairé aux chandelles. Pas d’archives, avaient-ils promis. Aucune trace écrite, en échange de ses révélations. Cela resterait impersonnel, anonyme, une sorte de légende. Épuisé, il avait dormi sous leur toit. Ils l’avaient réconforté. Mais, en fin de compte, ils étaient des gens ordinaires, extraordinairement curieux, certes, mais normaux, mortels et impressionnés par lui. Des érudits, des alchimistes, des collectionneurs.
Quoi qu’il en soit, il n’était pas bon qu’ils traversent une période difficile, pour reprendre les paroles de Samuel, à cause de tout ce qu’ils savaient et des archives qu’ils possédaient. Pour quelque raison étrange, son cœur se tourna vers le gitan dans la lande. Et sa curiosité s’enflamma, comme toujours lorsqu’il s’agissait de Taltos, de sorcières.
Mon Dieu ! Rien que de penser aux sorcières…
Remmick revint avec un manteau de fourrure sur le bras.
— Avec le froid qu’il fait, monsieur, dit-il en le passant sur les épaules de son patron. D’autant que vous avez l’air glacé.
— Ce n’est rien, répliqua-t-il. Ce n’est pas la peine de descendre avec moi. Je vous charge d’envoyer de l’argent au Claridge de Londres. À un homme s’appelant Samuel. La direction de l’hôtel n’aura aucun mal à l’identifier : il est nain, bossu, roux et tout ridé. Faites en sorte que ce petit homme ne manque de rien. Et puis il y a quelqu’un avec lui, un gitan.
— Bien. Son nom de famille, monsieur ?
— Je n’en sais rien, Remmick, répondit-il en se levant et en arrangeant le col de son manteau. Cela fait si longtemps que je connais Samuel.
Il était dans l’ascenseur lorsqu’il se rendit compte de l’absurdité de sa dernière phrase. Depuis quelque temps, il disait beaucoup de choses absurdes. Par exemple, le jour où Remmick lui avait dit qu’il aimait vraiment le sol de marbre de toutes les pièces. Il lui avait répondu : « Oui, le marbre m’a plu dès que je l’ai vu. » Et cela lui avait paru absurde.
Le vent mugissait dans la cage d’ascenseur tandis que la cabine descendait à une vitesse vertigineuse. On n’entendait ce bruit qu’en hiver. Il l’aimait bien ou, en tout cas, le trouvait amusant. Remmick, lui, en était terrifié.
Lorsqu’il atteignit le garage du sous-sol, sa voiture était prête. On chargeait ses valises. Il y avait son pilote de nuit, Jacob, un copilote dont il ignorait le nom et le jeune chauffeur pâle qui était toujours de service à cette heure-là et ne parlait pratiquement jamais.
— Vous êtes sûr de vouloir voler cette nuit, monsieur ? demanda Jacob.
— Personne ne vole ?
Il s’arrêta, sourcils levés, la main sur la portière. De l’air chaud venait de l’intérieur de la voiture.
— Si, monsieur.
— Alors, nous aussi, Jacob. Si vous avez peur, faites-vous remplacer.
— Où vous irez, j’irai, monsieur.
— Merci, Jacob. Pendant un vol difficile, un jour, vous m’avez assuré que nous étions bien plus en sécurité qu’en avion de ligne.
— C’est vrai, monsieur.
Ash s’assit sur le siège de cuir noir, allongea ses jambes et posa les pieds sur le siège d’en face, ce qu’aucun homme de taille normale n’aurait pu faire dans une limousine de cette longueur. Le chauffeur était confortablement installé, derrière la vitre de verre, et les autres suivaient dans la voiture de derrière. Ses gardes du corps étaient dans la voiture de tête.
La limousine démarra en hâte, s’engagea dans la rampe, prenant les virages à une vitesse dangereuse mais exaltante, puis sortit de la bouche béante du garage pour se retrouver dans la tempête de neige. Grâce à Dieu, il n’y avait plus de clochards dans la rue. Il avait oublié de demander de leurs nouvelles. On avait dû les monter dans le hall, leur distribuer des boissons chaudes et des lits de camp.
Ils traversèrent la Cinquième Avenue et accélérèrent en direction du fleuve. Les flocons de neige silencieux fondaient au contact des vitres sombres et des trottoirs mouillés.
Taltos.
Pendant un moment, il perdit tout sentiment de bonheur. Il repensa à la jolie jeune femme, la Californienne qui fabriquait des poupées, et à sa robe de soie violette toute froissée. Il la vit morte sur un lit, dans une mare de sang.
Cela ne se produirait pas. Il ne le ferait plus. Cela faisait déjà si longtemps qu’il ne se rappelait même pas le plaisir d’étreindre un doux corps de femme. C’était à peine s’il se rappelait le goût du lait de sa mère.
Il pensa au lit, au sang, à la fille morte et froide, les paupières bleuissantes, comme la peau sous ses ongles et, pour finir, son visage aussi. Il se forçait à penser à cette vision pour échapper à toutes les autres.
Et qu’est-ce que cela peut faire ? Mort. Et de sexe masculin.
Il se rendit compte à cet instant seulement qu’il allait revoir Samuel. Ils allaient se retrouver. S’il s’était laissé faire, il aurait été envahi de bonheur. Le temps lui avait appris à maîtriser ses émotions.
Il n’avait pas vu Samuel depuis cinq ans. Plus, peut-être. Bien entendu, ils s’étaient parlé au téléphone. Les progrès des télécommunications avaient du bon.
Lors de leur dernière entrevue, il n’avait que quelques fils blancs dans les cheveux. Samuel lui en avait fait la remarque. Et Ash avait répondu : « Ça va partir. »
Le voile se leva un instant, ce bouclier qui le protégeait si souvent contre une souffrance insupportable.
Il vit la lande et les colonnes de fumée, entendit le bruit de ferraille des épées, aperçut les silhouettes se précipitant vers la forêt. De la fumée s’élevait des tours fortifiées… C’était impossible !
Les armes avaient changé. Les règles avaient changé. Mais les massacres continuaient. Il vivait maintenant depuis près de soixante-quinze ans sur le continent américain et ne le quittait jamais plus de un ou deux mois d’affilée, pour des tas de raisons ; une des principales étant qu’il ne voulait pas se trouver près des flammes, de la fumée, de l’agonie et du fléau de la guerre.
Le souvenir de la lande ne le quittait jamais. D’autres images y étaient liées : les champs verts, les fleurs sauvages, des centaines et des centaines de minuscules fleurs sauvages bleues. Il descendait la rivière sur un frêle esquif de bois. Les soldats faisaient le guet du haut des créneaux. Étranges, ces créatures qui empilaient des rochers pour édifier leurs propres montagnes ! Cela dit, eux aussi construisaient leurs propres monuments : des centaines de gens de sa race tiraient des blocs de pierre jusque dans la plaine pour former le cercle.
Et la grotte… Il la revoyait aussi, comme si on lui mettait soudain une pile de photographies sous le nez. Il se voyait descendre la falaise en courant, glisser et se rattraper au dernier moment. Et puis, Samuel disant : « Allons-nous-en, Ash. Pourquoi viens-tu ici ? Qu’y a-t-il à voir ou à apprendre ? »
Il revit le Taltos aux cheveux blancs.
« Les sages, les bons, ceux qui savent », les appelait-on. On ne disait jamais les « vieux ». C’était un mot inusité en ce temps-là, lorsque les printemps étaient chauds sur l’île et que les fruits tombaient des arbres. Même après leur arrivée dans la lande, ils ne prononçaient jamais ce mot, mais tous savaient qu’ils étaient les plus anciens. Ceux qui avaient les cheveux blancs connaissaient les histoires les plus longues…
— Montez écouter l’histoire, maintenant.
Sur l’île, on choisissait celui aux cheveux blancs que l’on voulait. Eux-mêmes ne choisissaient jamais. On s’asseyait et on écoutait le chant, ou le récit, ou les vers. Il y avait une femme aux cheveux blancs qui chantait d’une douce voix aiguë, les yeux toujours fixés sur la mer. Il adorait l’écouter.
Combien de temps encore, combien de décennies avant que ses propres cheveux ne soient complètement blancs ?
Très bientôt, peut-être. À l’époque, la notion de temps n’existait pas. Et les femmes aux cheveux blancs n’étaient pas nombreuses car les grossesses successives les faisaient vieillir prématurément. Personne n’en parlait, mais tout le monde le savait.
Les hommes aux cheveux blancs étaient de gros mangeurs, solides, vigoureux sexuellement. Ils avaient des dons de prophétie. Mais les femmes aux cheveux blancs étaient frêles. À cause des naissances.
Ces souvenirs étaient si vifs et si clairs qu’ils en étaient douloureux. Y avait-il un autre secret magique à propos des cheveux blancs ? Permettaient-ils de se rappeler les choses depuis le commencement ? Non, sûrement pas. Toutes les années qu’il avait vécues sans savoir combien de temps cela durerait encore, il s’était figuré qu’il accueillerait la mort à bras ouverts. Mais ce n’était plus le cas aujourd’hui.
La voiture avait franchi le fleuve et se dirigeait vers l’aéroport.
Il était déjà vieux lorsque les cavaliers avaient dévalé dans la plaine. Il était déjà vieux lorsqu’il avait vu les Romains sur les créneaux du mur d’Antonin et lorsque, du haut de la porte Saint-Colomban, il regardait les hautes falaises de l’île d’Iona.
La guerre. Pourquoi était-elle perpétuellement présente dans sa mémoire, à côté des doux souvenirs de ceux qu’il avait aimés, des danses dans le vallon, de la musique ? Les cavaliers foulant la prairie, masse noire se répandant comme une tache d’encre sur une peinture paisible. Les bruits sourds parvenant à ses oreilles, et les chevaux fumant, les flancs couverts de sueur.
Il se réveilla en sursaut.
Le téléphone sonnait. Il empoigna le combiné et le porta à son oreille.
— Monsieur Ash ?
— Oui, Remmick.
— Je pensais que vous aimeriez savoir, monsieur. Ils connaissent bien votre ami Samuel au Claridge. Ils lui ont donné sa suite habituelle, au deuxième étage, avec cheminée. On vous attend. Au fait, monsieur Ash, ils ne connaissent pas non plus son nom. Il ne l’utilise jamais, apparemment.
— Merci, Remmick. Faites une petite prière pour moi. Les conditions météo sont exécrables.
Il raccrocha avant que Remmick ne se lance dans ses recommandations d’usage. Il aurait dû s’abstenir de lui faire cette remarque.
Il était curieux que Samuel soit si connu au Claridge. Ils avaient dû avoir du mal à s’y faire. La dernière fois qu’il avait vu Samuel, ses cheveux roux étaient emmêlés et ébouriffés et son visage était si ridé qu’on voyait à peine ses yeux. De temps à autre, dans un rayon de lumière, ils luisaient comme des éclats d’ambre. A l’époque, Samuel était vêtu de haillons et portait un pistolet à la ceinture. Il avait tout du pirate, et les gens s’écartaient de son chemin.
— Je fais peur à tout le monde. Je ne peux pas rester ici. Regarde-les ! Les gens ont plus peur de moi qu’autrefois.
Et il aurait été accepté par les gens du Claridge ! Se faisait-il faire ses costumes à Savile Row, maintenant ? Avait-il renoncé à ses chaussures crottées pleines de trous ? Ne portait-il plus d’arme ?
La voiture s’arrêta. Il eut du mal à ouvrir la portière, à cause du vent, et le chauffeur se précipita pour l’aider.
Il sortit, les membres légèrement ankylosés, et porta une main devant ses yeux pour se protéger des flocons de neige.
— Ça ne se présente pas si mal, monsieur, dit Jacob. Si vous voulez bien embarquer tout de suite.
— Merci, Jacob.
Il s’arrêta. La neige tombait sur son manteau sombre. Il la sentait fondre dans ses cheveux. Il plongea la main dans sa poche, à la recherche du petit cheval à bascule.
— Tenez, Jacob, c’est pour votre fils. Je lui avais promis.
— Monsieur Ash, c’est vraiment gentil de vous en être souvenu par une nuit pareille.
— Qu’est-ce que vous me racontez, Jacob ? Votre fils n’aura pas oublié non plus.
Ce petit jouet de bois était bien insignifiant. Il regretta de ne pas avoir choisi quelque chose de mieux. Il se promit d’y remédier.
Il se dirigea vers l’avion à grandes enjambées bien trop rapides pour son chauffeur, qui courait derrière lui avec un parapluie.
Il monta à bord du jet, qui l’effrayait toujours un peu.
— J’ai votre programme musical, monsieur Ash.
Il connaissait cette jeune femme mais était incapable de se rappeler son nom. Elle était l’une de ses meilleures secrétaires de nuit et l’avait accompagné lors de son dernier voyage au Brésil. Il s’était promis de se souvenir d’elle. Il avait des remords d’avoir oublié son nom.
— Vous êtes Evie, n’est-ce pas ? demanda-t-il en souriant, pour se faire pardonner s’il s’était trompé.
— Non, monsieur, Leslie, répondit-elle avec un grand sourire indulgent.
Si elle avait été une poupée, elle aurait été en biscuit, aucun doute. Elle attendait timidement.
Lorsqu’il prit place dans le grand fauteuil de cuir fait spécialement pour lui, elle lui mit dans la main un programme en lettres gravées. Il y lut sa sélection habituelle : Beethoven, Brahms, Chostakovitch. Ah ! il y avait aussi le morceau qu’il avait demandé, le Requiem de Verdi. Mais il se sentait incapable de l’écouter maintenant. S’il se plongeait dans ces accords et ces voix graves, les souvenirs l’envelopperaient.
Il appuya sa tête en arrière, ignorant le paysage de neige derrière le hublot. « Dors, maintenant », dit-il sans remuer les lèvres.
Mais il savait qu’il ne pourrait pas. Il allait penser à Samuel et à ce qu’il avait dit jusqu’au moment de leurs retrouvailles. Il allait se rappeler l’odeur de la maison du Talamasca, la ressemblance entre ses érudits et des ecclésiastiques, et une main humaine traçant de grandes lettres à la plume d’oie. « Anonyme. Légendes du pays perdu, de Stonehenge. »
— Vous voulez vous reposer en silence, monsieur ? demanda la jeune Leslie.
— Non. Chostakovitch, la 5e Symphonie. Je vais pleurer, mais n’y faites pas attention. J’ai faim. Donnez-moi du fromage et du lait.
— Bien, monsieur, tout est prêt.
Elle lui énonça la liste des fromages commandés pour lui en France, en Italie et Dieu sait où encore. Il hocha la tête et attendit la musique qui lui ferait oublier la neige, dehors, et le fait qu’ils allaient bientôt survoler le grand océan en direction de l’Angleterre, la plaine, Donnelaith et le chagrin.